Mais M. Samuel n’était déjà plus là.
– Ah ça ! mais, dit M. de Loignac, ce marchand-là risque la corde, ce me semble ?
– Oh ! c’est un brave homme, bien doux et bien arrangeant, reprit madame Fournichon.
– 123 –
– Mais que fait-il de toute cette ferraille ?
– Il la revend au poids.
– Au poids ! fit Loignac, et vous dites qu’il vous a donné dix écus ? de quoi ?
– D’une vieille cuirasse et d’une vieille salade.
– En supposant qu’elles pesassent vingt livres à elle deux, c’est un demi-écu la livre. Parfandious ! comme dit quelqu’un de ma connaissance, ceci cache un mystère !
– Que ne puis-je tenir ce brave homme de marchand en mon château ! dit Chalabre dont les yeux s’allumèrent, je lui en vendrais trois milliers pesant, de heaumes, de brassards et de cuirasses.
– Comment ! vous vendriez les armures de vos ancêtres ?
dit Sainte-Maline d’un ton railleur.
– Ah ! monsieur, dit Eustache de Miradoux, vous auriez tort ; ce sont des reliques sacrées.
– Bah ! dit Chalabre ; à l’heure qu’il est, mes ancêtres sont des reliques eux-mêmes, et n’ont plus besoin que de messes.
Le repas allait s’échauffant, grâce au vin de Bourgogne dont les épices de Fournichon accéléraient la consommation.
Les voix montaient à un diapason supérieur, les assiettes sonnaient, les cerveaux s’emplissaient de vapeurs au travers desquelles chaque Gascon voyait tout en rose, excepté Militor qui songeait à sa chute, et Carmainges qui songeait à son page.
– Voilà beaucoup de gens joyeux, dit Loignac à son voisin, qui justement était Ernauton, et ils ne savent pas pourquoi.
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– Ni moi non plus, répondit Carmainges. Il est vrai que, pour mon compte, je fais exception, et ne suis pas le moins du monde en joie.
– Vous avez tort, quant à vous, monsieur, reprit Loignac ; car vous êtes de ceux pour qui Paris est une mine d’or, un paradis d’honneurs, un monde de félicités.
Ernauton secoua la tête.
– Eh bien, voyons !
– Ne me raillez pas, monsieur de Loignac, dit Ernauton ; et vous qui paraissez tenir tous les fils qui font mouvoir la plupart de nous, faites-moi du moins cette grâce de ne point traiter le vicomte Ernauton de Carmainges en comédien de bois.
– Je vous ferai encore d’autres grâces que celle-là, monsieur le vicomte, dit Loignac en s’inclinant avec politesse ; je vous ai distingué au premier coup d’œil entre tous, vous dont l’œil est fier et doux, et cet autre jeune homme là-bas dont l’œil est sournois et sombre.
– Vous l’appelez ?
– M. de Sainte-Maline.
– Et la cause de cette distinction, monsieur, si cette demande n’est pas toutefois une trop grande curiosité de ma part ?
– C’est que je vous connais, voilà tout.
– Moi, fit Ernauton surpris ; moi, vous me connaissez ?
– Vous et lui, lui et tous ceux qui sont ici.
– C’est étrange.
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– Oui, mais c’est nécessaire.
– Pourquoi est-ce nécessaire ?
– Parce qu’un chef doit connaître ses soldats.
– Et que tous ces hommes…
– Seront mes soldats demain.
– Mais je croyais que M. d’Épernon…
– Chut ! Ne prononcez pas ce nom-là ici, ou plutôt ici ne prononcez aucun nom ; ouvrez les oreilles et fermez la bouche, et puisque j’ai promis de vous faire toutes grâces, prenez d’abord ce conseil comme un acompte.
– Merci, monsieur, dit Ernauton.
Loignac essuya sa moustache, et se levant :
– Messieurs, dit-il, puisque le hasard réunit ici quarante-cinq compatriotes, vidons un verre de ce vin d’Espagne à la prospérité de tous les assistants.
Cette proposition souleva des applaudissements frénétiques.
– Ils sont ivres pour la plupart, dit Loignac à Ernauton : ce serait un bon moment pour faire raconter à chacun son histoire, mais le temps nous manque.
Puis haussant la voix :
– Holà ! maître Fournichon, dit-il, faites sortir d’ici tout ce qui est femmes, enfants et laquais.
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Lardille se leva en maugréant ; elle n’avait point achevé son dessert.
Militor ne bougea point.
– M’a-t-on entendu là-bas ? dit Loignac avec un coup d’œil qui ne souffrait pas de réplique… Allons, allons, à la cuisine, monsieur Militor !
Au bout de quelques instants, il ne restait plus dans la salle que les quarante-cinq convives et M. de Loignac.