Tout en pleurant, elle baisait la pierre avec une ivresse qui m’a perdu ; ses larmes m’ont attendri, ses baisers m’ont rendu fou.
– Mais c’est elle, par le pape ! qui était folle, dit Joyeuse ; est-ce que l’on baise une pierre ainsi, est-ce que l’on sanglote ainsi pour rien ?
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– Oh ! c’était une grande douleur qui la faisait sangloter, c’était un profond amour qui lui faisait baiser cette pierre ; seulement, qui aimait-elle ? qui pleurait-elle ? pour qui priait-elle ? je ne sais.
– Mais cet homme, tu ne l’as pas questionné ?
– Si fait.
– Et que t’a-t-il répondu ?
– Qu’elle avait perdu son mari.
– Est-ce qu’on pleure un mari de cette façon-là ? dit Joyeuse ; voilà, pardieu ! une belle réponse ; et tu t’en es contenté ?
– Il l’a bien fallu, puisqu’il n’a pas voulu m’en faire d’autre.
– Mais cet homme lui-même, quel est-il ?
– Une sorte de serviteur qui habite avec elle.
– Son nom ?
– Il a refusé de me le dire.
– Jeune ? vieux ?
– Il peut avoir de vingt-huit à trente ans…
– Voyons, après ?… Elle n’est pas restée toute la nuit à prier et à pleurer, n’est-ce pas ?
– Non : quand elle eut fini de pleurer, c’est-à-dire quand elle eut épuisé ses larmes, quand elle eut usé ses lèvres sur le banc, elle se leva, mon frère ; il y avait dans cette femme un tel mystère de tristesse qu’au lieu de m’avancer vers elle, comme
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j’eusse fait pour toute autre femme, je me reculai ; ce fut elle alors qui vint à moi ou plutôt de mon côté, car, moi, elle ne me voyait même pas ; alors un rayon de la lune frappa son visage, et son visage m’apparut illuminé, splendide : il avait repris sa morne sévérité ; plus une contraction, plus un tressaillement, plus de pleurs, seulement, le sillon humide qu’ils avaient tracé.
Ses yeux seuls brillaient encore ; sa bouche s’entr’ouvrait doucement pour respirer la vie qui, un instant, avait paru prête à l’abandonner ; elle fit quelques pas avec une molle langueur, et pareille à ceux qui marchent en rêve ; l’homme alors courut à elle et la guida, car elle semblait avoir oublié qu’elle marchait sur la terre. Oh ! mon frère, quelle effrayante beauté, quelle surhumaine puissance ! je n’ai jamais rien vu qui lui ressemblât sur la terre ; quelquefois seulement dans mes rêves, quand le ciel s’ouvrait, il en était descendu des visions pareilles à cette réalité.
– Après, Henri, après ? demanda Anne, prenant malgré lui intérêt à ce récit dont il avait d’abord eu l’intention de rire.
– Oh ! voilà qui est bientôt fini, mon frère ; son serviteur lui dit quelques mots tout bas, et alors elle baissa son voile. Il lui disait que j’étais là sans doute ; mais elle ne regarda même pas de mon côté, elle baissa son voile, et je ne la vis plus, mon frère ; il me sembla que le ciel venait de s’obscurcir, et que ce n’était plus une créature vivante, mais une ombre échappée à ces tombeaux, qui, parmi les hautes herbes, glissait silencieusement devant moi.
Elle sortit de l’enclos ; je la suivis.
De temps en temps l’homme se retournait et pouvait me voir, car je ne me cachais pas, tout étourdi que je fusse : que veux-tu ? j’avais encore les anciennes habitudes vulgaires dans l’esprit, l’ancien levain grossier dans le cœur.
– Que veux-tu dire, Henri ? demanda Anne ; je ne comprends pas.
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Le jeune homme sourit.
– Je veux dire, mon frère, reprit-il, que ma jeunesse a été bruyante, que j’ai cru aimer souvent, et que toutes les femmes, pour moi jusqu’à ce moment, ont été des femmes à qui je pouvais offrir mon amour.
– Oh ! oh ! qu’est donc celle-là ? fit Joyeuse en essayant de reprendre sa gaîté quelque peu altérée, malgré lui, par la confidence de son frère. Prends garde, Henri, tu divagues, ce n’est donc pas une femme de chair et d’os, celle-là ?
– Mon frère, dit le jeune homme en enfermant la main de Joyeuse dans une fiévreuse étreinte, mon frère, dit-il si bas que son souffle arrivait à peine à l’oreille de son aîné, aussi vrai que Dieu m’entend, je ne sais pas si c’est une créature de ce monde.
– Par le pape ! dit-il, tu me ferais peur, si un Joyeuse pouvait jamais avoir peur.