Vingt mille lieues sous les mers - страница 6

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« Le narval vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une longueur de soixante pieds. Quintuplez, décuplez même cette dimension, donnez à ce cétacé une force proportionnelle à sa taille, accroissez ses armes offensives, et vous obtenez l’animal voulu. Il aura les proportions déterminées par les officiers du Shannon, l’instrument exigé par la perforation du Scotia, et la puissance nécessaire pour entamer la coque d’un steamer.

« En effet, le narval est armé d’une sorte d’épée d’ivoire, d’une hallebarde, suivant l’expression de certains naturalistes. C’est une dent principale qui a la dureté de l’acier. On a trouvé quelques-unes de ces dents implantées dans le corps des baleines que le narval attaque toujours avec succès. D’autres ont été arrachées, non sans peine, de carènes de vaisseaux qu’elles avaient percées d’outre en outre, comme un foret perce un tonneau. Le musée de la Faculté de médecine de Paris possède une de ces défenses longue de deux mètres vingt-cinq centimètres, et large de quarante-huit centimètres à sa base !

« Eh bien ! supposez l’arme dix fois plus forte, et l’animal dix fois plus puissant, lancez-le avec une rapidité de vingt milles à l’heure, multipliez sa masse par sa vitesse, et vous obtenez un choc capable de produire la catastrophe demandée.

« Donc, jusqu’à plus amples informations, j’opinerais pour une licorne de mer, de dimensions colossales, armée, non plus d’une hallebarde, mais d’un véritable éperon comme les frégates cuirassées ou les « rams » de guerre, dont elle aurait à la fois la masse et la puissance motrice.

« Ainsi s’expliquerait ce phénomène inexplicable – à moins qu’il n’y ait rien, en dépit de ce qu’on a entrevu, vu, senti et ressenti, ce qui est encore possible ! »

Ces derniers mots étaient une lâcheté de ma part ; mais je voulais jusqu’à un certain point couvrir ma dignité de professeur, et ne pas trop prêter à rire aux Américains, qui rient bien, quand ils rient. Je me réservais une échappatoire. Au fond, j’admettais l’existence du « monstre ».

Mon article fut chaudement discuté, ce qui lui valut un grand retentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution qu’il proposait, d’ailleurs, laissait libre carrière à l’imagination. L’esprit humain se plaît à ces conceptions grandioses d’êtres surnaturels. Or la mer est précisément leur meilleur véhicule, le seul milieu où ces géants – près desquels les animaux terrestres, éléphants ou rhinocéros, ne sont que des nains – puissent se produire et se développer. Les masses liquides transportent les plus grandes espèces connues de mammifères, et peut-être recèlent-elles des mollusques d’une incomparable taille, des crustacés effrayants à contempler, tels que seraient des homards de cent mètres ou des crabes pesant deux cents tonnes ! Pourquoi non ? Autrefois, les animaux terrestres, contemporains des époques géologiques, les quadrupèdes, les quadrumanes, les reptiles, les oiseaux étaient construits sur des gabarits gigantesques. Le Créateur les avait jetés dans un moule colossal que le temps a réduit peu à peu. Pourquoi la mer, dans ses profondeurs ignorées, n’aurait-elle pas gardé ces vastes échantillons de la vie d’un autre âge, elle qui ne se modifie jamais, alors que le noyau terrestre change presque incessamment ? Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les dernières variétés de ces espèces titanesques, dont les années sont des siècles, et les siècles des millénaires ?

Mais je me laisse entraîner à des rêveries qu’il ne m’appartient plus d’entretenir ! Trêve à ces chimères que le temps a changées pour moi en réalités terribles. Je le répète, l’opinion se fit alors sur la nature du phénomène, et le public admit sans conteste l’existence d’un être prodigieux qui n’avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer.

Mais si les uns ne virent là qu’un problème purement scientifique à résoudre, les autres, plus positifs, surtout en Amérique et en Angleterre, furent d’avis de purger l’océan de ce redoutable monstre, afin de rassurer les communications transocéaniennes. Les journaux industriels et commerciaux traitèrent la question principalement à ce point de vue. La


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