Je me repens encore aujourd'hui de n'avoir pas acheté cette gravure…
Je sortis pour m'enquérir de ce qui excitait le tumulte. Un officier se démenait devant un groupe de yamchiks (postillons), injuriant tout le monde, criant à tue-tête. Les yamchiks le regardaient faire avec cette ironique impassibilité, qui est le propre des paysans russes. Derrière l'officier se tenait le maître de poste, fortement aviné; il criait aussi, mais en même temps il faisait, des yeux, des signes d'intelligence aux paysans.
– Où est le starost? où est le starost? – criait l'officier écumant de rage.
– Où est le starost?… – répétaient quelques paysans avec une tranquillité apathique, qui ferait endiabler un saint. – Mais voilà que le starost n'y est pas, – trois hommes sont allés le chercher. – Au cabaret, il n'y est pas, chez sa marraine, non plus. – Où peut-il être le starost? C'est étonnant.
Il était certain que le starost était présent, qu'il était là, dans le groupe.
– Les brigands, – criait le maître de poste. – Ah! les brigands, ils ne veulent pas chercher le starost.
– Et vous, – répliqua l’officier, – quel maître de poste êtes-vcus donc? C’est ainsi qu’on vous obéit. Vous représentez bien l’autorité! Je ferai un rapport, j’écrirai moi-même au comte Adlerberg (ministre de la poste), je le connais personnellement.
– Epargnez un père de famille, vingt-trois ans de services, médaille pour la prise de Varna, deux blessures, une balle d'outre en outre, décoration pour un service irréprochable de vingt ans, – répétait machinalement le maître de poste, sans être trop effrayé.
Comme l'affaire n'avançait pas, l'officier s'en prit à un jeune garçon de seize à dix-sept ans. – Comment, – dit-il, – tu me ris au nez, tu me ris au nez! Je t'apprendrai à ne pas respecter les epaulettes, – et il s'élança sur le jeune homme; celui-ci, esquivant le coup de poing dont l'officier le menaçait, se mit à courir; 'officier voulut le poursuivre, mais la neige était si profonde, qu'il s'enfonça jusqu'aux genoux. Les paysans éclatèrent de rire. – Mais c'est une révolte! – c'est une révolte! – cria l'officier, et il ordonnait impérieusement au jeune garçon, qui grimpait comme un écureuil à la cime d'un arbre, de descendre. – Non, – répondit l'autre, – je ne descendrai pas, – tu me battras… – Descends, mauvais garnement, descends! – ajoutait le maître de poste. Le jeune homme secouait la tête.
– Voilà! – continua le maître de poste, parlant à l'officier, – votre grâce, vous pouvez juger par vous-même maintenant, à quels hommes nous avons à faire depuis le matin jusqu'au soir – pires que des Turcs! – Quand est-ce que Dieu me délivrera de cet enfer? Je n'y reste qu'à cause des trois années qui me manquent pour la pension. – Mais, votre grâce, soyez tranquille, je viendrai à bout de ces brigands-là, et ils vous mèneront même sans argent. J'enverrai de suite chercher le commissaire du district, il ne demeure pas loin; huit lieues d'ici – pas même, sept et demie. En attendant, si votre grâce voulait prendre un peu de thé?..
– Mais, est-ce que vous êtes fou par hasard? – lui dit l'officier d'un ton de désespoir. Comment voulez-vous que je perde mon temps à attendre le commissaire? Donnez-moi des chevaux, donnez-moi des chevaux…
Ma voiture était attelée; je ne sais pas comment l'histoire s'est terminée. Mais on peut être sûr que l'officier a été floué. Mon postillon souriait tout le long de la route. L'histoire de l'officier lui trottait dans la tête. – «C'est une tête chaude, l'officier», lui dis-je. – «Cela ne fait rien. Il n'est pas le premier: nous avons bien vu, dès le commencement, qu'il se fatiguerait bientôt».
…Il suffit d'un trajet de deux heures pour entrer dans un autre monde. C'est comme un changement à vue au théâtre. Le terrain devient plus accidenté, même légèrement montagneux, le chemin serpente, – ce n'est plus cette ligne droite, infinie, tracée sur un océan de neige, que Mickiewicz a si bien décrit.
La première maison de poste livonienne était située sur une montagne. J'entrai dans la «Passagierstube». Il régnait autant de propreté, autant d'ordre dans cette chambre, que si on l'eût peinte la veille, ou qu'on attendît une visite le lendemain. Du sable sur le parquet, des géraniums et des romarins sur les 'très un piano de quatre octaves et demie dans un coin, une h'hle luthérienne sur une table, couverte d'une nappe blanche. Parmi quelques lithographies et dans un cadre un peu plus riche '1 v avait un imprimé. C'était «An meinen lieben Fritz», une espèce de testament idyllique écrit par Frédéric-Guillaume III, pour son fils.