Ils ont une moralité fixe – nous, un instinct moral.
Ils ont sur nous l'avantage d'avoir des règles positives, élaborées; ils appartiennent à la grande civilisation européenne. Nous avons sur eux l'avantage des forces robustes, d'une certaine latitude d'espérances. Là où ils sont arrêtés par leur conscience, nous sommes arrêtés par un gendarme. Arithmétiquement faibles, nous cédons; leur faiblesse est une faiblesse algébrique, elle est dans la formule même.
Nous les froissons profondément par notre laisser-aller, par notre conduite, par le peu de ménagement des formes, par l'étalage de nos passions demi-barbares et demi-corrompues. Ils nous ennuient mortellement par leur pédantisme bourgeois, par leur purisme affecté, par leur conduite irréprochablement mesquine.
Chez eux enfin un homme qui dépense plus de la moitié de ses revenus est taxé de fils prodigue, de dissipateur. Un homme qui se borne chez nous à ne manger que ses revenus est considéré comme un monstre d'avarice…
Cette antithèse si tranchée, presque exagérée, comme nous l'avons dit nous-mêmes, entre la Russie et les provinces Balti-ques, se retrouve, quant au fond, entre le monde slave et l'Europe.
Il y a pourtant cette différence, c'est que dans le monde slave, il y a un élément de civilisation occidentale à la surface, et dans le monde Européen un élément complètement barbare à la base, tandis que les paysans de Pskov n'ont absolument rien de civilisé et que les Allemands baltiques recouvrent, non pas une population barbare et homogène, mais une population en décadence et complètement hétérogène.
Les peuples germano-latins ont produit deux histoires, ont créé deux mondes dans le temps et deux mondes dans l'espace. Ils se sont usés deux fois. Il est très possible qu'ils aient assez de sève, assez de puissance pour une troisième métamorphose – mais elle ne pourra se faire par les formes sociales existantes, ces formes étant en contradiction flagrante avec la pensée révolutionnaire. Nous avons déjà vu que, pour que les grandes idées de la civilisation européenne se réalisent, il leur faut traverser l'Océan et chercher un sol moins encombré de ruines.
Au contraire, toute l'existence passée des peuples slaves porte un caractère de commencement, d'une prise de possession, de croissance et d'aptitude. Ils ne font qu'entrer dans le grand fleuve de l'histoire. Ils n'ont jamais eu un développement conforme à leur nature, à leur génie, à leurs aspirations. Quelles sont ces aspirations? Nous le verrons dans la suite. Je me borne à dire qu'elles ne sont pas formulées comme théories, mais qu'elles existent dans la vie populaire, dans ses chants et ses légendes, qu'elles préexistent dans le habitus – de toutes les races slaves. C'est un instinct, un entraînement naturel, constant, fort, mais confus, mêlé à des élucubrations nationales et religieuses plutôt qu'une conception raisonnée, arrêtée.
L'histoire des Slaves est pauvre.
A l'exception de la Pologne, les Slaves appartiennent plus à la géographie qu'à l'histoire.
Il y a un peuple slave qui n'a vraiment existé que durant une lutte – la guerre des Taborites.
Il y en a un autre qui n'a fait que tracer ses limites, que poser des jalons, que préparer sa place et relier par une unité forcée, provisoire la sixième partie du globe terrestre qu'il a fièrement prise pour son arène…
…Ces peuples si peu remarqués dans leur passé, si peu connus dans leur présent, n'ont-ils pas quelques droits sur l'avenir?
Nous sommes loin de penser que l'avenir appartienne à toutes les races qui n'ont rien fait, et qui n'ont que beaucoup souffert.
Mais il peut bien appartenir à celles d'entre elles, qui sans titre, et sans y être invitées, prennent hardiment leur place dans le grand concile des nations actives; qui forcent l'entrée de l'histoire, qui se mêlent de toutes les affaires, poussées par une activité dévorante; qui occupent toutes les imaginations et se récipitent à corps perdu dans le courant de l'aorte historique. Il y a, dans l'apparition de certains peuples quelque chose qui arrête le penseur, le fait méditer, le rend inquiet comme s'il sentait une nouvelle mine souterraine, une nouvelle force, une fermentation sourde qui cherche à soulever la croûte, à déborder; comme s'il entendait dans un lointain inconnu des pas de géants qui se rapprochent de plus en plus. Tel est le rôle de la Russie depuis Pierre Ier.