La Russie et la Révolution>*
Pour comprendre de quoi il s’agit dans la crise suprême où l’Europe vient d’entrer, voici ce qu’il faudrait se dire. Depuis longtemps il n’y a plus en Europe que deux puissances réelles: «la Révolution et la Russie». — Ces deux puissances sont maintenant en présence, et demain peut-être elles seront aux prises. Entre l’une et l’autre il n’y a ni traité, ni transaction possibles. La vie de l’une est la mort de l’autre. De l’issue de la lutte engagée entre elles, la plus grande des luttes dont le monde ait été témoin, dépend pour des siècles tout l’avenir politique et religieux de l’humanité.
Le fait de cet antagonisme éclate maintenant à tous les yeux, et cependant, telle est l’intelligence d’un siècle hébété par le raisonnement, que tout en vivant en présence de ce fait immense, la génération actuelle est bien loin d’en avoir saisi le véritable caractère et apprécié les raisons.
Jusqu’à présent c’est dans une sphère d’idées purement politiques qu’on en a cherché l’explication; c’est par des différences de principes d’ordre purement humain qu’on avait essayé de s’en rendre compte. Non, certes, la querelle qui divise la Révolution et la Russie tient à des raisons bien autrement profondes; elles peuvent se résumer en deux mots.
La Russie est avant tout l’empire chrétien; le peuple russe est chrétien non seulement par l’orthodoxie de ses croyances, mais encore par quelque chose de plus intime encore que la croyance. Il l’est par cette faculté de renoncement et de sacrifice qui fait comme le fond de sa nature morale. La Révolution est avant tout anti-chrétienne. L’esprit anti-chrétien est l’âme de la Révolution; c’est là son caractère propre, essentiel. Les formes qu’elle a successivement revêtues, les mots d’ordre qu’elle a tour à tour adoptés, tout, jusqu’à ses violences et ses crimes, n’a été qu’accessoire ou accidentel; mais ce qui ne l’est pas, c’est le principe anti-chrétien
qui l’anime, et c’est lui aussi (il faut bien le dire) qui lui a valu sa terrible puissance sur le monde. Quiconque ne comprend pas cela, assiste en aveugle depuis soixante ans au spectacle que le monde lui offre.
Le moi humain, ne voulant relever que de lui-même, ne reconnaissant, n’acceptant d’autre loi que celle de son bon plaisir, le moi humain, en un mot, se substituant à Dieu, ce n’est certainement pas là une chose nouvelle parmi les hommes; mais ce qui l’était, c’est cet absolutisme du moi humain érigé en droit politique et social et aspirant à ce titre à prendre possession de la société. C’est cette nouveauté-là qui en 1789 s’est appelée la Révolution Française.
Depuis lors, et à travers toutes ses métamorphoses, la Révolution est restée conséquente à sa nature, et peut-être à aucun moment de sa durée ne s’est-elle sentie plus elle-même, plus intimement anti-chrétienne que dans le moment actuel, où elle vient d’adopter le mot d’ordre du christianisme: la fraternité. C’est même là ce qui pourrait faire croire qu’elle touche à son apogée. En effet, à entendre toutes ces déclamations naïvement blasphématoires qui sont devenues comme la langue officielle de l’époque, qui ne croirait que la nouvelle République Française n’a été unie au monde que pour accomplir la loi de l’Evangile? C’est bien là aussi la mission que les pouvoirs qu’elle a créés se sont solennellement attribuée, sauf toutefois un amendement que la Révolution s’est réservé d’y introduire, c’est qu’à l’esprit d’humilité et de renoncement à soi-même qui est tout le fond du christianisme, elle entend substituer l’esprit d’orgueil et de prépotence, à la charité libre et volontaire, la charité forcée, et qu’à la place d’une fraternité prêchée et acceptée au nom de Dieu, elle prétend établir une fraternité imposée par la crainte du peuple-souverain. A ces différences près, son règne promet en effet d’être celui du Christ.