Je prévois l’objection que l’on va me faire. On est, je le sais, trop disposé chez nous à s’exagérer l’insuffisance de nos moyens, à se persuader que nous ne sommes pas de force à engager avec succès la lutte sur un pareil terrain. Je crois que l’on se trompe; je suis persuadé que nos ressources sont plus grandes qu’on ne se l’imagine; mais même en laissant de côté nos ressources indigènes, ce qui est certain, c’est que l’on ne connaît pas assez chez nous les forces auxiliaires que nous pourrions trouver au dehors. En effet, quelque soit la malveillance apparente et souvent trop réelle de l’opinion étrangère à notre égard, nous n’apprécions pas assez ce que dans l’état de fractionnement où sont tombés en Europe les opinions aussi bien que les intérêts, une grande, une importante unité comme l’est la nôtre, peut exercer d’ascendant et de prestige sur des esprits que ce fractionnement poussé à l’extrême a réduit au dernier degré de lassitude.
Nous ne savons pas assez combien on y est avide de tout ce qui offre des garanties de durée et des promesses d’avenir… comme on y éprouve le besoin de se rallier ou même de se convertir à ce qui est grand et fort. Dans l’état actuel des esprits en Europe, l’opinion publique, toute indisciplinée, toute indépendante qu’elle paraisse, ne demande pas mieux au fond que d’être violentée avec grandeur. Je le dis avec une conviction profonde: l’essentiel, le plus difficile pour nous, c’est d’avoir foi en nous-même; d’oser nous avouer à nous-même toute la portée de nos destinées, d’oser l’accepter tout entière. Ayons cette foi, ce courage. Ayons le courage d’arborer notre véritable drapeau dans la mêlée des opinions qui se disputent l’Europe, et il nous fera trouver des auxiliaires là même où jusqu’à présent nous n’avions rencontré que des adversaires. Et nous verrons se réaliser une magnifique parole, dite dans une circonstance mémorable. Nous verrons ceux-là même qui jusqu’à présent se déchaînaient contre la Russie ou cabalaient en secret contre elle, se sentir heureux et fiers de se rallier à elle, de lui appartenir.
Ce que je dis là n’est pas une simple supposition. Plus d’une fois des hommes éminents par leur talents aussi que par l’autorité que ce talent leur avait acquise sur l’opinion, m’ont donné des témoignages non équivoques de leur bonne volonté, de leurs bonnes dispositions à notre égard. Leurs offres de service étaient telles qu’elles n’avaient rien de compromettant ni pour ceux qui les faisaient, ni pour celui qui les aurait acceptées. Ces hommes assurément n’entendaient pas se vendre à nous, mais ils n’auraient pas mieux demandé que de nous savoir chacun dans la ligne et dans la mesure de son opinion. L’essentiel eût été de coordonner ces efforts, de les diriger tous vers un but déterminé, de faire concourir ces diverses opinions, ces diverses tendances au service des intérêts permanents de la Russie, tout en conservant à leur langage cette franchise d’assaut sans laquelle on ne fait pas d’impression sur les esprits.
Il va sans dire qu’il ne saurait être question d’engager avec la presse étrangère une polémique quotidienne minutieuse portant sur des petits faits, sur des petits détails; mais ce qui serait vraiment utile, ce serait par exemple de prendre pied dans le journal le plus accrédité de l’Allemagne, d’y avoir des organes graves, sérieux, sachant se faire écouter du public — et tendant par des voies différentes, mais avec un certain ensemble vers un but déterminé.
Mais à quelles conditions réussirait-on à imprimer à ce concours de forces individuelles et jusqu’à un certain point indépendantes une direction commune et salutaire? A la condition d’avoir sur les lieux un homme intelligent, doué d’énergiques sentiments de nationalité, profondément dévoué au service de l’Empereur et qui par une longue expérience de la presse aurait acquis une connaissance suffisante du terrain sur lequel il serait appelé à agir.
Quant aux dépenses que nécessiterait l’établissement d’une presse russe à l’étranger, elles seraient minimes comparativement au résultat qu’on pourrait en attendre.