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duc d’Harcourt, Fontrailles et les autres se sauvent ; de Rieux veut en faire autant. Je le retiens en lui disant qu’on ne viendra pas nous dénicher où nous sommes. Il ne m’écoute pas, met le pied sur l’éperon pour descendre, l’éperon casse, il tombe, se rompt une jambe, et, au lieu de se taire, se met à crier comme un pendu. Je veux sauter à mon tour, mais il était trop tard : je saute dans les bras des archers, qui me conduisent au Châtelet, où je m’endors sur les deux oreilles, bien certain que le lendemain je sortirais de là. Le lendemain se passe, le surlendemain se passe, huit jours se passent ; j’écris au cardinal. Le même jour on vient me chercher et l’on me conduit à la Bastille ; il y a cinq ans que j’y suis. Croyez-vous que ce soit pour avoir commis le sacrilège de monter en croupe derrière Henri IV ?
– Non, vous avez raison, mon cher Rochefort, ce ne peut pas être pour cela, mais vous allez savoir probablement pourquoi.
– Ah ! oui, car j’ai, moi, oublié de vous demander cela : où me menez-vous ?
– Au cardinal.
– Que me veut-il ?
– Je n’en sais rien, puisque j’ignorais même que c’était vous que j’allais chercher.
– Impossible. Vous, un favori !
– Un favori, moi ! s’écria d’Artagnan. Ah ! mon pauvre comte ! je suis plus cadet de Gascogne que lorsque je vous vis à Meung, vous savez, il y a tantôt vingt-deux ans, hélas !
Et un gros soupir acheva sa phrase.
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– Cependant vous venez avec un commandement ?
– Parce que je me trouvais là par hasard dans
l’antichambre, et que le cardinal s’est adressé à moi comme il se serait adressé à un autre ; mais je suis toujours lieutenant aux mousquetaires, et il y a, si je compte bien, à peu près vingt et un ans que je le suis.
– Enfin, il ne vous est pas arrivé malheur, c’est beaucoup.
– Et quel malheur vouliez-vous qu’il m’arrivât ? Comme dit je ne sais quel vers latin que j’ai oublié, ou plutôt que je n’ai jamais bien su : « La foudre ne frappe pas les vallées » ; et je suis une vallée, mon cher Rochefort, et des plus basses qui soient.
– Alors le Mazarin est toujours Mazarin ?
– Plus que jamais, mon cher ; on le dit marié avec la reine.
– Marié !
– S’il n’est pas son mari, il est à coup sûr son amant.
– Résister à un Buckingham et céder à un Mazarin !
– Voilà les femmes ! reprit philosophiquement d’Artagnan.
– Les femmes, bon, mais les reines !
– Eh ! mon Dieu ! sous ce rapport, les reines sont deux fois femmes.
– Et M. de Beaufort, est-il toujours en prison ?
– Toujours ; pourquoi ?
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– Ah ! c’est que, comme il me voulait du bien, il aurait pu me tirer d’affaire.
– Vous êtes probablement plus près d’être libre que lui ; ainsi c’est vous qui l’en tirerez.
– Alors, la guerre…
– On va l’avoir.
– Avec l’Espagnol ?
– Non, avec Paris.
– Que voulez-vous dire ?
– Entendez-vous ces coups de fusil ?
– Oui. Eh bien ?
– Eh bien, ce sont les bourgeois qui pelotent ! en attendant la partie.
– Est-ce que vous croyez qu’on pourrait faire quelque chose des bourgeois ?
– Mais, oui, ils promettent, et s’ils avaient un chef qui fit de tous les groupes un rassemblement…
– C’est malheureux de ne pas être libre.
– Eh ! mon Dieu ! ne vous désespérez pas. Si Mazarin vous fait chercher, c’est qu’il a besoin de vous ; et s’il a besoin de vous, eh bien ! je vous en fais mon compliment. Il y a bien des années que personne n’a plus besoin de moi ; aussi vous voyez où j’en suis.
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– Plaignez-vous donc, je vous le conseille !
– Écoutez, Rochefort. Un traité…
– Lequel ?
– Vous savez que nous sommes bons amis.
– Pardieu ! j’en porte les marques, de notre amitié : trois coups d’épée !…
– Eh bien, si vous redevenez en faveur, ne m’oubliez pas.
– Foi de Rochefort, mais à charge de revanche.
– C’est dit : voilà ma main.
– Ainsi, à la première occasion que vous trouvez de parler de moi…
– J’en parle, et vous ?
– Moi de même.
– À propos, et vos amis, faut-il parler d’eux aussi ?
– Quels amis ?
– Athos, Porthos et Aramis, les avez-vous donc oubliés ?
– À peu près.
– Que sont-ils devenus ?
– Je n’en sais rien.
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– Vraiment !
– Ah ! mon Dieu, oui ! nous nous sommes quittés comme