Encore si dans tout ce débordement de déclamation haineuse contre la Russie on pouvait découvrir un motif sensé, un motif avouable pour justifier tant de haine! Je sais que je trouverai au besoin des fous qui viendront me dire le plus sérieusement possible: «Nous devons vous haïr; votre principe, le principe même de votre civilisation, nous est antipathique à nous autres Allemands, à nous autres Occidentaux; vous n’avez eu ni Féodalité, ni Hiérarchie Pontificale; vous n’avez passé ni par les guerres du Sacerdoce et de l’Empire, ni par les guerres de Religion, ni même par l’Inquisition; vous n’avez pas pris part aux Croisades, vous n’avez pas connu la Chevalerie, vous êtes arrivé il y a quatre siècles à l’unité que nous cherchons encore, votre principe ne fait pas une part assez large à la liberté de l’individu, il n’autorise pas assez la division, le morcellement». Tout cela est vrai; mais tout cela, soyez juste, nous a-t-il empêché de vous aider bravement et loyalement dans l’occasion, lorsqu’il s’est agi de revendiquer, de reconquérir votre indépendance politique, votre nationalité, et maintenant n’est-ce pas le moins que vous puissiez faire, que de nous pardonner la nôtre? Parlons sérieusement, car la chose en vaut la peine. La Russie ne demande pas mieux que de respecter votre légitimité historique, la légitimité historique des peuples de l’Occident; elle s’est dévouée avec vous, il y a trente ans à peine, à la relever de sa chute, à la replacer sur sa base; elle est donc très disposée à la respecter non seulement dans son principe, mais même dans ses conséquences les plus extrêmes, même dans ses écarts, même dans ses défaillances; mais vous aussi, apprenez à votre tour à nous respecter dans notre unité et dans notre force.
Viendrait-on me dire que ce sont les imperfections de notre régime social, les vices de notre administration, la condition de nos classes inférieures, etc., etc., que c’est tout cela qui irrite l’opinion contre la Russie. Eh quoi, serait-ce vrai? Et moi qui croyais tout à l’heure avoir à me plaindre d’un excès de malveillance, me verrai-je obligé maintenant de protester contre une exagération de sympathie? Car enfin, nous ne sommes pas seuls au monde, et si vous avez en effet un fond aussi surabondant de sympathie humaine, et que vous ne trouviez pas à le placer chez vous et au profit des vôtres, ne serait-il pas juste au moins que vous le répartissiez d’une manière plus équitable entre les différents peuples de la terre? Tous, hélas, ont besoin qu’on les plaigne; voyez l’Angleterre par exemple, qu’en dites-vous? Voyez sa population manufacturière; voyez l’Irlande, et si vous étiez à même d’établir en parfaite connaissance le bilan respectif des deux pays, si vous pouviez peser dans des balances équitables les misères qu’entraînent à leur suite la barbarie russe et la civilisation anglaise, peut-être trouveriez-vous plus de singularité que d’exagération dans l’assertion de cet homme qui, également étranger aux deux pays, mais les connaissant tous deux à fond, affirmait avec une conviction entière «qu’il y avait dans le Royaume-Uni un million d’hommes, au moins, qui gagneraient beaucoup à être envoyés en Sibérie»…
Ah, monsieur, pourquoi faut-il que vous autres Allemands, qui avez sur vos voisins d’outre-Rhin une supériorité morale incontestable à tant d’égards, pourquoi faut-il que vous ne puissiez pas leur emprunter un peu de ce bon sens pratique, de cette intelligence vive et sûre de leurs intérêts, qui les distinguent!.. Eux aussi ils ont une presse, des journaux, qui nous invectivent, qui nous déchirent à qui mieux mieux, sans relâche, sans mesure, sans pudeur… Voyez par exemple cette hydre aux cent têtes de la presse parisienne, toutes lançant feu et flamme contre nous.
Quelles fureurs! Quels éclats! Quel tapage!.. Eh bien, qu’on acquière aujourd’hui même la certitude, à Paris, que ce rapprochement si ardemment convoité est en train de se faire, que les avances si souvent reproduites ont enfin été accueillies, et dès demain vous verrez tout ce bruit de haine tomber, toute cette brillante pyrotechnie d’injures s’évanouir, et de ces cratères éteints, de ces bouches pacifiées vont sortir, avec le dernier flocon de fumée, des voix diversement modulées, mais toutes également mélodieuses, célébrant, à l’envie l’une de l’autre, notre heureuse réconciliation.