1855 г. Января 6. Симферополь.
6 Janvier.
Chère et excellente tante!
Je sais que vous ne pouvez au fond du coeur douter de l’amour que je vous porte et que malgré toutes les circonstance je ne cesserai d’avoir pour vous, je sais que ce n’est que le chagrin qui vous fait dire des paroles aussi crueles comme si vous doutiez de mon amour, qui au lieu de diminuer — plus je suis séparé de vous, plus j’avance en âge augmente de jour en jour. Votre lettre du 23 Octobre, que j’ai reçu le 3 Janvier m’a fait beaucoup de peine. — Je vous[ai] écrit pendant l’été passé plus de 5 lettres, dont comme je vois, la moitié ne vous est pas parvenu. Au nom du Ciel, chère tante n’expliquez jamais mon silence par l’indifférence; vous savez mieux que personne qu’elle m’est impossible vous savez que la plus grande affection que j’ai au coeur est et sera toujours celle que je vous porte, ne me blessez donc pas en disant que vous en doutez que vos lettres ne me font probablement pas de plaisir. Je vous ai dit et je répete du fond de mon coeur (je vous vénère trop pour gâter le sentiment que je vous porte par un mensonge) que vos lettres ne me font pas du plaisir, mais qu’elles me font un bien immense, que je deviens tout autre, je deviens meilleur après avoir reçu une de vos lettres, que je les relis 80 fois, que je suis si heureux quand je les reçois, que je ne puis rester en plaçe que je voudrais les lire à tout le monde que si je m’étais laissé entraîné à quelque chose de mauvais je m’arrête je fais de nouvaux plans pour devenir meilleur. Au nom du Ciel chère tante, une fois pour toutes, expliquez vous mon silence ou bien par l’inexactitude de la poste (qui est extrême dans ce tems) ou bien par des raisons que je ne voudrais pas en vain vous donner des inquiétudes sur mon compte, et ne me punissez pas par votre silence. —
Je n’ai pas pris part aux deux sanglantes et malheureuses batailles, qui ont eu lieu en Crimée,>1 mais j’ai été à Sévastopol tout de suite après celle du 24 et j’y ai passé un mois.>2 — On ne se bat plus en rase campagne à cause de l’hiver, qui est extraordinairement rigoureux surtout à présent, mais le siège dure toujours. Quelle sera l’issue de cette campagne Dieu seul le sait; mais dans tous les cas la campagne de Crimée de manière ou d’autre doit finir dans trois on quatre mois. Mais helas! la fin de la campagne de Crimée ne veut pas dire la fin de la guerre, il parait au contraire qu’elle durera bien longtems. J’avais parlé dans mes lettres à Serge>3 et à Valérien>4 je crois d’une occupation que j’avais en vue et qui me souriait beaucoup, à présent que la chose est décidée je puis la dire. J’avais l’idée de fonder un Journal militaire. Ce projet auquel j’ai travaillé avec le concours de beaucoup de gens très distingués fut aprouvé par le Prince et envoyé à la décision de sa Majesté; mais comme chez nous on intrigue contre tout, il s’est trouvé des gens qui craignirent la concurance de ce Journal et puis peut être que L’idée de ce Journal n’était pas dans les vues du gouvernement, L’empereur a refusé.
Cette déconfiture je vous avoue m’a fait une peine infinie et a beaucoup changé mes plans. Si Dieu donne, que la campagne de Crimée finit bientôt et si je ne reçois une place dont je suis content, et qu’il n’y ait pas de guerre en Russie, je quitterai l’armée pour aller à Pétersbourg à l’academie militaire.>5 Ce plan m’est venu 1° parceque je voudrais ne pas abandonner la litérature dont il m’est impossible de m’occuper dans cette vie de camp et 2° parcequ’il me parait que je commence à devenir ambitieux — pas ambitieux, mais je voudrais faire du bien et pour le faire il faut être plus qu’un подпоручикъ, et 3° parceque je vous verrais tous et tous mes amis. Nicolas m’écrit que Tourguénieff a fait la connaissance de Marie>6 je suis enchanté de cela, si vous le voyez chez eux dites à Varinka que je la charge de l’embrasser de ma part et de lui dire que quoique je ne le connais que par ses ecrits j’aurais eu une quantité de choses à lui dire. —