Puis, voyant que son interlocuteur secouait la tête d’un air de doute :
– N’est-ce pas, monsieur ? continua-t-il en se retournant vers l’homme aux longs bras et aux longues jambes, qui, au lieu de continuer à regarder du côté de Vincennes, venait, sans ôter sa main de dessus son visage, venait, disons-nous, de faire un quart de conversion et de choisir la barrière pour point de mire de son attention.
– Plaît-il ? demanda celui-ci, comme s’il n’eût entendu que l’interpellation qui lui était adressée et non les paroles précédant cette interpellation qui avaient été adressées au second bourgeois.
– Je dis qu’il n’y aura rien en Grève aujourd’hui.
– Je crois que vous vous trompez, et qu’il y aura l’écartèlement de Salcède, répondit tranquillement l’homme aux longs bras.
– Oui, sans doute ; mais j’ajoute qu’il n’y aura aucun bruit à propos de cet écartèlement.
– Il y aura le bruit des coups de fouet que l’on donnera aux chevaux.
– Vous ne m’entendez pas. Par bruit j’entends émeute ; or, je dis qu’il n’y aura aucune émeute en Grève : s’il avait dû y avoir émeute, le roi n’aurait pas fait décorer une loge à l’Hôtel-de-Ville pour assister au supplice avec les deux reines et une partie de la cour.
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– Est-ce que les rois savent jamais quand il doit y avoir des émeutes ? dit en haussant les épaules, avec un air de souveraine pitié, l’homme aux longs bras et aux longues jambes.
– Oh ! oh ! fit maître Miton en se penchant à l’oreille de son interlocuteur, voilà un homme qui parle d’un singulier ton : le connaissez-vous, compère ?
– Non, répondit le petit homme.
– Eh bien, pourquoi lui parlez-vous donc alors ?
– Je lui parle pour lui parler.
– Et vous avez tort ; vous voyez bien qu’il n’est point d’un naturel causeur.
– Il me semble cependant, reprit le compère Friard assez haut pour être entendu de l’homme aux longs bras, qu’un des grands bonheurs de la vie est d’échanger sa pensée.
– Avec ceux qu’on connaît, très bien, répondit maître Miton, mais non avec ceux que l’on ne connaît pas.
– Tous les hommes ne sont-ils pas frères ? comme dit le curé de Saint-Leu, ajouta le compère Friard d’un ton persuasif.
– C’est-à-dire qu’ils l’étaient primitivement ; mais, dans des temps comme les nôtres, la parenté s’est singulièrement relâchée, compère Friard. Causez donc avec moi, si vous tenez absolument à causer, et laissez cet étranger à ses préoccupations.
– C’est que je vous connais depuis longtemps, vous, comme vous dites, et je sais d’avance ce que vous me répondrez, tandis qu’au contraire peut-être cet inconnu aurait-il quelque chose de nouveau à me dire.
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– Chut ! il vous écoute.
– Tant mieux, s’il nous écoute ; peut-être me répondra-t-il.
Ainsi donc, monsieur, continua le compère Friard en se tournant vers l’inconnu, vous pensez qu’il y aura du bruit en Grève ?
– Moi, je n’ai pas dit un mot de cela.
– Je ne prétends pas que vous l’ayez dit, continua Friard d’un ton qu’il essayait de rendre fin ; je prétends que vous le pensez, voilà tout.
– Et sur quoi appuyez-vous cette certitude ? seriez-vous sorcier, monsieur Friard ?
– Tiens ! il me connaît ! s’écria le bourgeois au comble de l’étonnement, et d’où me connaît-il ?
– Ne vous ai-je pas nommé deux ou trois fois, compère ?
dit Miton en haussant les épaules comme un homme honteux devant un étranger du peu d’intelligence de son interlocuteur.
– Ah ! c’est vrai, reprit Friard, faisant un effort pour comprendre, et comprenant, grâce à cet effort ; c’est, sur ma parole, vrai ; eh bien ! puisqu’il me connaît, il va me répondre.
Eh bien ! monsieur, continua-t-il en se retournant vers l’inconnu, je pense que vous pensez qu’il y aura du bruit en Grève, attendu que si vous ne le pensiez pas vous y seriez, et qu’au contraire vous êtes ici… ha !
Ce ha ! prouvait que le compère Friard avait atteint, dans sa déduction, les bornes les plus éloignées de sa logique et de son esprit.
– Mais vous, monsieur Friard, puisque vous pensez le contraire de ce que vous pensez que je pense, répondit l’inconnu, en appuyant sur mots prononcés déjà par son