Dictionnaire amoureux de la France - страница 5

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Auriac

Un soleil de Genèse émerge sur les crêtes bleutées de la chaîne des Puys. L’aube est givrée ; une brume crémeuse monte de la gorge et entre les branches nues du cerisier se profile un clocher qui égrène les heures. Les mêmes depuis mon enfance, de sorte que la scansion du temps, dans sa douce mélancolie, suggère plutôt l’éternité que la dépossession.

C’est mon village. Auriac. Il faut de la patience pour repérer sur une carte Michelin ce bourg de granit gris coiffé de lauzes, récapitulé autour d’une église trapue dont le donjon lui confère des allures de fortin. Ce n’est plus le Limousin, presque plus la Corrèze, pas tout à fait l’Auvergne. Loin de tout mais au centre du monde. Juché sur un plateau qui s’appelle la Xaintrie, il n’a pas l’air malheureux de son sort. Alentour, des prés pentus où le schiste rase les pâquerettes. Des genêts, des fougères, des sentiers bordés de noisetiers, de mûriers et de ronces en lisière de bois sombres veinés de ruisseaux qui dérivent vers le fleuve Dordogne. Quand les nuages sont en rage, des orages wagnériens foudroient des arbres, et des vaches à l’occasion. Rouges les vaches, ou plutôt acajou, majestueusement encornées et vêtues de longs poils qui les font ressembler à des animaux préhistoriques. Ce sont des salers, réputées pour leur endurance, leur naturel farouche et — toute xénophobie bue — un intellect plus sophistiqué que celui des laitières hollandaises. Il y a aussi des Hollandaises, l’été, sur les terrains de camping, réputées moins farouches. Malheureusement, les Bataves font monter les prix en rachetant les maisons, à part égale avec les Anglais. Lorsque j’étais enfant, les troupeaux qui se croisaient sur la place de l’église à l’heure de la traite ne comprenaient que des salers. Depuis peu on les a acoquinées à des charolais. En convolant avec une Bourbonnaise, mon père a anticipé la mode pour commettre entre autres ce métis : moi. C’est le destin d’un écrivain de camper toujours de part et d’autre d’une frontière.

Auriac est mon havre, ma tanière, le tabernacle de mon intégrale poétique. Ici, j’ai rêvé, prié, espéré, désespéré. Ici ont éclos, dans la pénombre d’une maison de famille, les attendus de mon bucolisme, avec le concours occasionnel de copines autochtones ou venues comme moi passer leurs étés chez une grand-mère vêtue de noir. Paris était une terre d’exil. Histoire française ordinaire : on monte à la capitale, par nécessité ou pour s’éblouir les mirettes. Si l’on y fait son trou, on y reste, mais alors on se taille un éden dans le bois des souvenirs d’enfance ou de grandes vacances. Mes parents ont échoué à Paris pour gagner leur vie. La mienne a eu du mal à s’en accommoder. Tout au long de mon enfance, j’ai invoqué cet humble bourg où nous revenions chaque année au prix de dix heures de route sur la nationale 20, avec vomissements réguliers à partir d’Uzerche. Ou bien nous prenions le train à Austerlitz. Le reste du temps, c’était l’école et le cinquième étage sans ascenseur d’un immeuble gris de l’avenue Daumesnil. Si j’entendais siffler un train de banlieue en gare de Reuilly, j’embarquais pour Brive ou Loupiac-Saint-Christophe, deux minutes d’arrêt. Et l’autobus à impériale qui dévalait l’avenue en direction de la Bastille devenait par magie la fourgonnette du boulanger d’Auriac. On s’évade comme on peut.

C’est mon village, le théâtre initial de mes fantasmagories, le confident de mes émois narcissiques. Le plus beau village du monde. J’en connais les moindres sentiers, j’ai usé pas mal de crampons sur son stade ; j’y ai écrit tous mes livres, et dans son cimetière, outre les miens, reposent des villageois par centaines qui ont connu mes frasques et les ont pardonnées. Du moins je l’espère.

C’est mon village et je lui voue une tendresse mêlée de gratitude : je lui dois tout, y compris mes fringales d’évasion. Il m’a toujours bercé, protégé, inspiré, jamais emprisonné. Je déteste le régionalisme quand il se dresse sur ses ergots autonomistes ou « culturels ». Ma patrie, c’est la France, pas la Corrèze ; encore moins le Limousin décrété « région » par le législateur. D’ailleurs j’ai autant de parentèle sur le basalte du Cantal, en Haute-Auvergne. Auriac a fait de moi un écrivain, peut-être un poète, à la manière du « timbre-poste » (Oxford,


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